Document transmis par Agosto Stéphan.

 

TEMOIGNAGE DE EUGENE SALARD



1916 AU BOIS D'AILLY

- alors, Beauson, c'est pour quand cette chanson que tu m'avais promis d'écrire ? Nous n'allons pas tarder à être relevés. C'est Collot, le cuistot qui m'a annoncé cette bonne nouvelle ce matin-même, en nous apportant la gnôle et le jus.
- C'est à Commercy que nous allons au repos paraît-il. C'est à la caserne du "Fer à cheval", où nous serons logés et dans des lits, s'il-te-plait! m'a t-il précisé. La vie de château quoi!
- Pour combien de temps?
- Il n'a pas pu le me le dire. Les ordres et les contre-ordres se suivent très souvent à de très courts intervalles dans notre sacré métier.
- J'en sais rien pour ma part, quelque chose, ajoutai-je. Il y a deux mois à peine, le Chef m'avise que je vais bientôt partir en perm' et, le lendemain, il annonce au rapport, d'une voix presque larmoyante : En raison des circonstances, les permissions sont supprimées. Voilà ma chance. C'était ma première perm' depuis mon incorporation datant de décembre 1914.
Cette conversation se déroulait dans la tranchée clémenceau, à l'arbre "Canon", au bois d'Ailly, que la section occupait depuis que la compagnie venait d'être reconstituée par les jeunes soldats de la classe 1916 à la suite des énormes pertes subies par le régiment en juillet dernier à Fleury-devant-Douaumont.
Le secteur paraissait assez calme, bien que nos tranchées fussent situées à 25 mètres des lignes allemandes, portégées seulement par des chevaux de frise. Six jours passés en 1ere ligne; six jours passés en 2e ligne; six jours passés dans les cagnas construites à l'orée du bois, sur les bas-côtés de la route partant du village de Mécrin à Commercy.
Tel avait été jusqu'ici, le programme que nous avions suivi à la lettre, sans trop de casse pour la compagnie, commandée par le capitaine Hennegrave, dont le sous-lieutenant Astruc, était toujours mon chef de section, que je connaissais depuis mai 1915, date de mon arrivée au 167e régiment d'infanterie.
Et aussitôt, mon ami d'enchaîner ;
- Je tiens parole, voilà ma première chanson et de me la lire: Je l'ai intitulée:

"Nous l'avons souriante",
sur l'air de "Elle était souriante":

Quand nous partîmes pour la campagne,
Tout le monde hurlait dans les trains
Tous étaient saouls faisant des magnes
Pensant aller jusqu'à Berlin.
On se reposerait de nos efforts
En cassant la croûte à Frankfort.
Le lendemain, la mine souriante,
A Toul, nous fîmes une entrée triomphale
Et nous restâmes quelques jours en attente,
De ficher aux Boches une pile colossale.


Au dépôt pendant quelques semaines,
Nous attendimes pour partir
Et nous comptions avoir la veine
Que la guerre allait vite finir
Mais arriva quand même notre tour,
Et en route pour Ménil la Tour
Nous avions tous la mine souriante :
Les Boches avec nous n'auront pas beau jeu.
Des coups d'fusils
calmèrent notr'attente
Et ce fut là notre
baptême du feu.

Peu de temps après dans
le Bois Le Prêtre
On s'aperçut
que ca chauffait dur.
Nous allions être blessés
peut-être
De revenir c'n'était pas sûr.
Et de l'artillerie des Allemands,
Nous encaissâmes abondamment.
Et chaque fois, la mine souriante
Nous en revenions indemnes ou à peu près
Et conservions
une confiance étonnante.
Après dix mois
de cette existance
De combats dans c'bois réputé
Pour nous remercier de notre vaillance,
Nous eûmes un long repos bien mérité.
Au bout de cinq jours,
elle est bien bonne,
On nous expédia en Argonne.
On remit ça, la mine souriante,
A La Houillette quelle superbe réception :
on dégusta de la Kamelote asphyxiante,
On fut flattés de cette bonne intention.

Après la Gruerie, la Champagne
Nous prîmes la direction de Fontenoy.
Un long repos à la campagne,
Nous r'mit de tous nos exploits
Et pour ne pas oublier le métier
En Lorraine, on fit le terrassier.
On descendait la mine souriante.
Aussitôt arrivés au cantonnement,
On buvait le coup en poussant
la goualante,
Pour oublier de la guerre les tourments.

Verdun, le Bois d'Ailly se succèdent,
Où donc irons-nous maintenant ?
Avec notre bagage de Tolède,
Nous nous baladons constamment !
Tout vient à point à qui sait attendre
Que la Paix vienne nous surprendre,
Ah ! Ce jour-là, nous l'aurons souriante.
Nous rentrerons enfin dans nos foyers, Et nous danserons d'une joie délirante.
Et quelle bonne cuite
on pourra s'envoyer...



- J'en ai d'autres dans mon ciboulot, et je te les montrerai sitôt pondues, ou plutôt, je te les chanterai à Commercy - si repos il y a - avec les copains. Nous passâmes quinze bons jours dans ce beau chef-lieu de la Meuse, ville réputée pour sa patisserie, ses madeleines, et je ne manquerais pas, pour marquer mon passage, de faire parcenir un colis de ces friandises à mes parents, dans les Bouches-du-Rhône.
Et, tous le soirs, nous assitions à de véritables concerts, à écouter notre "chansonniers, qui avait ajouté à son répertoire de nouvelles chansons (Caillebotis, les Vaccins), dont il me donnai plus tard les textes, que j'ai conservés avec soin, ce qui me permet aujourd'hui, dans ma vieillesse, d'en rappeler le souvenir. Et c'est vers la fin octobre 1916, que nous reprennions, dans le même secteur du bois d'Ailly, notre place au combat.
- Ca va barder maintenant! se disaient, entre eux, les copains. Nous inondions pendant la journée, les tranchées d'en face de crapouillots, et les Fritz nous répondaient avec leur minenwerfers, qui arrivaient sur nous en tournoyant, et causaient, en éclatant, un fracas é^pouvantable. - Ne se croirait-on pas aux fêtes de Suresnes? me disait Barraud, un titi parisien, un bleu de la classe 1916, dont c'était le baptême du feu.
Parfois, les journées étaient calmes; il y avait alors corvée de quartier. Des équipes venaient balayer et débarrasser de ses immondices (papiers, boîtes à conserves, etc...) les tranchées, car notre nouveau capitaine, qui venait de la Légion étrangère, tenait à cette propreté. Un jour, étant de service, je causais avec la sentinelle de garde au créneau, et j'aperçus, non loin d'elle, jouant dans les chevaux de frise un petit chat.
D'où venait-il? De nos arrières, des lignes allemandes? Je ne le saurai jamais. Je m'approchai de lui; il ne s'effarouchait pas, et, prenant mon casque à la main, je l'élevai à sa hauteur et le taquinai, lorsque'une détonation retentit à mes oreilles; le "dudule" d'en face venait de l'ajuster, et je le reçu tout ensanglanté en pleine poitrine! C'était la première victime de notre escouade depuis notre tour de repos. La nuit venue, tout ému, je le déposai dans une petite boîte en bois, vide de ses grenades "citron", et j'allai l'ensevelir derrière nos premières lignes.
Quelques jours plus tard, un autre drame beaucoup plus douloureux pour notre section allait se dérouler. Mon ami, le caporal Louis Brunet, géomètre dans la vie civile, mon aîné de deux ans, dont j'avais fait la connaissance à Manière, dans les Vosges, en 1915, alors que nous suivions tous les deux un stage de cours de sous-officier, quittait tous les matins notre tranchée pour aller les plans à l'arrière et revenait à la tombée de la nuit dans son escouade.
Un soir, nous le vîmes arriver, tout joyeux, deux bonnes bouteilles de vin blanc dans les bras, et s'écriant : "On va arroser ça, les copains". Et il nous annonça qu'à partir du lendemain soir, il ne reviendrait plus et demeurerait au bureau du bataillon jusqu'à nouvel ordre.
Le lendemain, alors que j'étais de quart en 1ere ligne, je m'entretenais avec les deux sentinelles de garde au créneau, comme j'avais l'habitude de le faire, car nous doublions les hommes pour la nuit. A une trentaine de mètres de nous, sur notre gauche, retentirent à nos oreilles, dans la grisaille du petit jour qui allait apparaître - il était environ quatre heures - ces cris lugubres:
- Camarades, Camarades, les Boches venaient de sauter dans la partie de tranchée qu'occupait mon ami. Je lançai aussitôt une grenade pour donner l'alerte, les copains accoururent à leur poste de combat, déchaînant avec leurs grenades un tir de barrage, les mitrailleuses entre-croisant leurs feux crépitèrent les 75, à leur tour, entraient en action, un tintamarre infernal s'en suvit, mais ne dura pas. Le coup de main ennemi n'avait pas excédé plus d'un quart d'heure.
Le calme revenu, avec le sous-lieutenant Astruc et le caporal Bouyala, nous approchions du lieu où venait de se dérouler le drame, et trouvions allongé dans la tranchée, touché aux reins le caporal Brunet. Gisaient, non loin de lui, les cadavres de deux allemands.
Hélas, pour mon ami, la camarde avait terminé son oeuvre.
Des brancardiers venaient chercher un peu plus tard le corps, et c'est avec la plus grande émotion que nous vîmes disparaître le brancard sur lequel notre camarade reposait dans sa toile de tente ensanglantée.
Nous ne tardâmes pas à être relevés du secteur du Bois d'Ailly.
La veille du départ, avant de quitter ces lieux que nous maudissions tous, j'allai m'incliner sur sa tombe, et c'est avec un pincement au coeur que je lui adressai, au nom de tous les copains, un dernier adieu.
D'autres tâches attendaient maintenant le régiment...

Eugène SALARD